Michel Barnier promet une participation des très grandes entreprises au redressement budgétaire. Une gageure ? Des propositions existent déjà pour mieux taxer les multinationales, et éviter ainsi de nouvelles coupes dans les dépenses publiques.
Dès son premier quinquennat, Emmanuel Macron avait misé sur la baisse des impôts pour attirer les grandes entreprises et les investissements. C'était sa théorie du « ruissellement ». Celle-ci n'a pas fait ses preuves, comme le constatait déjà en 2021 France Stratégie, organisme d'évaluation rattachée au Premier ministre. Ni les investissements ni les transmissions d'entreprises n'en ont profité.
Aujourd'hui, Michel Barnier lui-même semble prendre ses distances avec l'idée selon laquelle taxer moins les entreprises et les plus riches serait économiquement bénéfique pour tout le monde. Lors de son discours de politique générale, début octobre, le Premier ministre a annoncé vouloir demander aux « grandes et très grandes entreprises qui réalisent des profits importants »« une participation au redressement collectif ». Si c'est vraiment ce que veut le Premier ministre, voici quelques propositions pour y arriver.
Lutter contre l'évitement fiscal
Lutter contre la fraude fiscale des entreprises pourrait rapporter des dizaines de milliards d'euros. Le montant global de la fraude fiscale - celle des entreprises et des particuliers - en France est estimé entre 60 et 80 milliards d'euros par an. Elle est majoritairement le fait des grandes entreprises : « À hauteur de 20 milliards pour l'impôt sur les sociétés et 20 à 26 milliards pour la TVA », détaille Vincent Drezet, ancien secrétaire national du Syndicat national unifié des impôts (SNUI) et membre du conseil scientifique de l'association Attac.
Le cœur du problème, ici, c'est l'organisation même des multinationales, qui leur permet d'échapper à l'impôt. Apple, par exemple, a longtemps délocalisé en Irlande ses profits, dont ceux réalisés en France. La législation irlandaise permettait ensuite à l'entreprise d'être exonérée d'impôt pour certaines filiales.
Pour « mettre fin à la forme la plus importante d'évasion fiscale qui consiste à créer des filiales dans les paradis fiscaux, et à y détourner artificiellement les profits du groupe multinational », l'association altermondialiste Attac préconise par ailleurs la mise en place d'une taxation unitaire sur les multinationales. Il s'agit de déterminer le bénéfice global de l'entreprise au niveau mondial, puis de le taxer en fonction de sa masse salariale, de ses actifs et de son chiffre d'affaires en France. « On obtient alors le bénéfice imposable total dans le pays, et on applique le taux d'imposition en vigueur sur le territoire pour déterminer les impôts à prélever », détaille Attac.
Y a-t-il un risque que les entreprises délocalisent si la France taxe mieux le profit des multinationales ? Peut-être, mais si la fiscalité est un critère important pour l'investissement, elle n'est pas le seul, souligne Quentin Parrinello, de l'Observatoire européen de la fiscalité : « Les décisions d'investissement sont aussi faites au regard de l'imposition, mais penser qu'elles sont uniquement faites sur la fiscalité, c'est également être naïf », défend-il.
Taxer les superprofits
« Le superprofit, c'est le profit qui n'est pas juste, qui ne rémunère pas un effort véritable du producteur », définit Laurent Bach, professeur à l'Essec. Il s'agit de profits exceptionnels réalisés par un effet d'aubaine. Par exemple, fin 2022, TotalEnergies annonçait d'énormes profits, de plus de 18 milliards d'euros, dans un contexte de guerre en Ukraine et d'inflation. Alors que des milliers de ménages se demandaient comment boucler leurs fins de mois...
« Avec un total de plus de 146 milliards de bénéfice rien qu'en 2023, les entreprises du CAC40 viennent d'engranger des superprofits pour la troisième année consécutive », écrivait Oxfam en avril dernier. Selon une estimation de l'ONG, réalisée avec l'Alliance écologique et sociale, l'instauration d'une taxe sur les superprofits des entreprises pourrait rapporter jusqu'à 21,6 milliards d'euros, rien qu'en étant appliquée aux bénéfices réalisés en 2023 par les entreprises CAC40.
Imposer au niveau européen
À l'automne 2022, le gouvernement avait mis en place des prélèvements exceptionnels pour imposer les superprofits des entreprises énergétiques et des groupes pétroliers. Mais ceux-ci ont rapporté beaucoup moins qu'attendu. La contribution appliquée aux entreprises énergétiques (Contribution sur la rente inframarginale de la production d'électricité, Crim) n'a rapporté que 600 millions d'euros, contre plus de 12 milliards attendus par l'État. C'est vingt fois moins. La taxe sur les superprofits des groupes pétroliers a rapporté environ 69 millions d'euros, contre 200 millions attendus par le ministère de l'Économie, selon les calculs de l'Institut des politiques publiques, publiés en mai dernier.
« On pensait rapporter des milliards, l'État pensait à des centaines de millions, ça a finalement été des dizaines de millions », résume Laurent Bach. Pourquoi un tel écart ? C'est que, une fois encore, l'organisation des multinationales leur permet de loger les bénéfices dans des pays à la fiscalité plus avantageuse. C'est le cas de TotalEnergies, qui a réalisé, en 2022, 20 % de son chiffre d'affaires en France, mais n'y a pas payé d'impôt.
« Dans le système d'impôts actuel, on fait comme si ces multinationales pensaient le continent européen avec 27 pays et zones de productions différentes, ce qui n'est pas du tout le cas », explique Laurent Bach. L'économiste préconise donc la mise en place d'un impôt à l'échelle européenne, avec des recettes redistribuées en fonction des bassins de consommation.
Une taxe mondiale
C'est aussi l'idée derrière la nouvelle taxe mondiale sur les multinationales, entrée en vigueur dans l'Union européenne depuis cette année. Le principe d'une telle taxe internationale avait été approuvé par 140 pays en 2022. Objectif : taxer les bénéfices des entreprises à hauteur de 15 % minimum, quel que soit le lieu où elles déclarent leurs profits. Les premières estimations des recettes attendues de ce taux minimum de 15 % pour les multinationales vont de 1,5 à 4 milliards d'euros de recettes pour la France. C'est donc bien moins que le montant global de l'évitement fiscal des entreprises.
En plus, si la mesure a lancé sur de bons rails la coordination internationale pour une fiscalité plus juste des entreprises, elle reste encore trop partielle, pointe l'Observatoire européen de la fiscalité. « L'impôt minimum mondial de 15 % sur les multinationales, qui avait suscité de grands espoirs en 2021, a été considérablement affaibli », résume l'organisation dans son rapport 2024 sur l'évasion fiscale.
Car de nombreuses exonérations permettent encore aux multinationales de descendre à des taux largement inférieurs, en déduisant de leurs impôts une partie de leurs coûts salariaux par exemple.
Le taux de 15 % fait aussi débat. Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie 2001 et coprésident de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises, le juge bien trop bas. Lui soutient une taxation minimale des multinationales à 25 %. « Un taux à 25 %, comme proposé par certains économistes dont le prix Nobel Joseph Stiglitz pourrait rapporter 26 milliards d'euros » en plus à la France, écrit Oxfam dans son manifeste. Avec cette somme, l'État pourrait par exemple créer des postes dans l'Éducation nationale plutôt que d'en supprimer 4000 comme annoncé par Michel Barnier.
Malo Janin
Photo : Domaine public via flickr.